Comment je m’y suis mis ?
C’était à Calcutta, je commençai par en essayer chez moi, rien
que pour voir à quoi cela ressemblait. Je n’allais jamais bien
loin, mais je crois que c’est à ce moment que ma femme est morte.
En tout cas, je me suis retrouvé ici, où je vins à faire la
connaissance de Fung-Tching. Je ne me rappelle pas très bien comment
cela est arrivé ; mais il me parla de la Porte, et je pris
l’habitude d’y venir, et, ce qui est sûr, c’est que je n’en
suis jamais ressorti depuis. Il faut vous rappeler que la Porte était
un endroit respectable au temps de Fung-Tching, où l’on était
confortablement et pas du tout comme aux chandoo-khanas où vont les
nègres. Non ; c’était propre et tranquille, pas encombré. Pour
sûr, il y en avait d’autres que nous dix et l’homme ; mais nous
avions toujours une natte par tête, avec un oreiller-coussin de
laine ouatée, tout brodé de dragons noirs, rouges et d’un tas de
choses ; tout comme sur le cercueil dans le coin.
À la fin de la troisième
pipe les dragons se mettaient à danser et à se battre. Je les ai
suivis des yeux pendant bien des nuits, bien des nuits. Je réglais
ma consommation là-dessus, et maintenant il me faut une douzaine de
pipes pour les faire bouger. En outre, ils sont tout en loques et
très sales, comme les nattes, puis le vieux Fung-Tching est mort. Il
mourut il y a deux ans, et me donna la pipe dont je me sers toujours
maintenant, une pipe d’argent, avec des bêtes singulières qui
rampent tout le long du réceptacle à la base du fourneau. Avant
cela, je crois, je me servais d’une grosse tige de bambou à
fourneau de cuivre, un tout petit fourneau, avec un bout de jade
vert. Elle était un peu plus épaisse qu’une tige de canne
ordinaire et très douce à fumer. Le bambou semblait boire la fumée.
L’argent ne fait pas de même, et il faut le nettoyer de temps à
autre, ce qui donne beaucoup de mal, mais je la fume en mémoire du
vieux. Il a tiré bon profit de moi, mais il me donnait toujours des
nattes et des coussins propres, et la meilleure marchandise qu’on
pût se procurer nulle part.
Rudyard Kipling ,
La Porte des Cent mille peines / The Gate of a Hundred Sorrows
(1884)
Traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières
Traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières
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