jeudi 7 novembre 2019

Drogue et littérature | Rudyard Kipling

Comment je m’y suis mis ? C’était à Calcutta, je commençai par en essayer chez moi, rien que pour voir à quoi cela ressemblait. Je n’allais jamais bien loin, mais je crois que c’est à ce moment que ma femme est morte. En tout cas, je me suis retrouvé ici, où je vins à faire la connaissance de Fung-Tching. Je ne me rappelle pas très bien comment cela est arrivé ; mais il me parla de la Porte, et je pris l’habitude d’y venir, et, ce qui est sûr, c’est que je n’en suis jamais ressorti depuis. Il faut vous rappeler que la Porte était un endroit respectable au temps de Fung-Tching, où l’on était confortablement et pas du tout comme aux chandoo-khanas où vont les nègres. Non ; c’était propre et tranquille, pas encombré. Pour sûr, il y en avait d’autres que nous dix et l’homme ; mais nous avions toujours une natte par tête, avec un oreiller-coussin de laine ouatée, tout brodé de dragons noirs, rouges et d’un tas de choses ; tout comme sur le cercueil dans le coin.
À la fin de la troisième pipe les dragons se mettaient à danser et à se battre. Je les ai suivis des yeux pendant bien des nuits, bien des nuits. Je réglais ma consommation là-dessus, et maintenant il me faut une douzaine de pipes pour les faire bouger. En outre, ils sont tout en loques et très sales, comme les nattes, puis le vieux Fung-Tching est mort. Il mourut il y a deux ans, et me donna la pipe dont je me sers toujours maintenant, une pipe d’argent, avec des bêtes singulières qui rampent tout le long du réceptacle à la base du fourneau. Avant cela, je crois, je me servais d’une grosse tige de bambou à fourneau de cuivre, un tout petit fourneau, avec un bout de jade vert. Elle était un peu plus épaisse qu’une tige de canne ordinaire et très douce à fumer. Le bambou semblait boire la fumée. L’argent ne fait pas de même, et il faut le nettoyer de temps à autre, ce qui donne beaucoup de mal, mais je la fume en mémoire du vieux. Il a tiré bon profit de moi, mais il me donnait toujours des nattes et des coussins propres, et la meilleure marchandise qu’on pût se procurer nulle part.

Rudyard Kipling , La Porte des Cent mille peines / The Gate of a Hundred Sorrows (1884)
Traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières

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